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PLATEFORMES ET ODYSSÉES VIRTUELLES DE TAYEB BAYRI - PORTRAIT D'ARTISTE / 2019

© Salim Santa Lucia
© Salim Santa Lucia

Tayeb Bayri sème le trouble en construisant son travail comme un parcours énigmatique. Le labyrinthe de canaux et de plateformes du web est un vaste terrain de jeu simultanément support et sujet de ses œuvres. Son site internet est déroutant, chronophage, vertigineux. Centre névralgique de son oeuvre, il est à l’image d’un internet des années 80-90 : obscur et diffus, quasi hostile. Reprenant la forme d’un blog, son défilement chronologique est une succession d’images légendées ouvrant sur une démultiplication de sites qui renvoient les uns aux autres. Difficile d’identifier la maison mère du projet originel, l’opacité efface jusqu’aux traces mêmes d’un auteur qui aime se dissimuler dans les angles morts, comme pour signifier que l’important n’est pas de savoir qui, mais de comprendre quoi. Si cette profusion en décourage certains, elle est un savoureux appât pour qui mord à l’hameçon : c’est dans une plongée dense, espiègle et poétique que Tayeb Bayri nous emmène, au fil des ondes.

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Selon sa propre formule, Tayeb Bayri « tisse une toile protéiforme et nébuleuse, faite de récits et d’incantations ». Chacun de ses termes est un fil à dérouler pour appréhender son intention et ses gestes artistiques. La « toile », c’est cette structure en réseaux, ce fil invisible qui inscrit chaque entité autonome dans un ensemble. Les projets répondent à des impulsions et agissent comme des échantillons, des pop up, ou sont des principes déclinables sombrant et remontant à la surface pour devenir des séries (Build+ing, Tracks, Greetings cards). Répétition et cadence, comme cette multiplication du T dans les titres, occurrence récurrente agissant comme un sigle. La genèse est le projet TTTTTTT, un exercice de détournement du rapport d’activité des entreprises appliqué avec dérision à ses créations artistiques qu’il présenta pour son diplôme aux Arts Décoratifs. Ce T est en quelques sortes le TTTTTTTampon de TTTTTTTayeb, une signature évoquant ses (id)entités multiples qui fait penser à un bug informatique mais aussi, lorsqu’on le prononce, à une forme humaine de dérèglement appliqué au langage : la buttée du bégaiement. Les similarités fonctionnelles et dysfonctionnelles du corps et de la machine apparaissent d’ailleurs à plusieurs reprises dans son travail. Partout, un sens peut en cacher un autre (dans les deux sens du terme), puisqu’il est souvent question de mettre à l’épreuve nos aptitudes sensorielles.

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Voici donc le « protéiforme » de cette œuvre truffée de passages, de glissements d’un paradigme à l’autre : temps, espace, surfaces visuelles, matérielles et sonores sont les opérateurs de changements de dimensions. C’est la fabrication d’un espace de travail en ligne, le Studio_T.exe, composé d’un lieu de stockage où il dépose ses oeuvres dans des îlots (notamment ceux de son Programa de investigación, recherches sur les enjeux de conservation des œuvres numériques) et d’un grand atelier inspiré des friches new yorkaises où il crée des sculptures en 3D. Grâce au partage d’écran, il organise des visites guidées à distance lorsqu’il est à Casablanca. Ce studio est une astucieuse parade technologique aux déplacements qui rythment sa vie. Avec cette mise en abime, l’interlocuteur ne sait plus distinguer le réel de la simulation, le présent (une visite en direct) et le passé (une vidéo). Ce qui est maintenant, ce qui est tangible, ce qui est œuvre : autant de sujets au cœur des interrogations fondamentales de Tayeb Bayri. Images répertoriées frénétiquement (la base de données collaborative Labeur en est un bel exemple), créations 3D, vidéos, clips, performances, écriture, musique ; en solo, en duo, en collectif ; son œuvre est mouvement, mutation, et ces évolutions passent par la démultiplication du langage. Des langages. Autant d’espaces de liberté dont il se saisit.

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A la création visuelle répond celle du rythme, marqueur temporel prépondérant dans son travail vidéo (Pulsus Paradoxus). La création sonore devient musicale au sein de « Bazoga », duo fondé en 2011 avec son frère Salim Bayri, également plasticien. Le choix de la langue est signifiant, entre spécificités et universalité, implications culturelles et politiques. Les enjeux liés à la transcription, la transposition, la traduction constituent un terrain de recherches à part entière pour cet artiste qui jongle quotidiennement entre l’arabe, le français et l’anglais. Les codes informatiques et mathématiques sont aussi très investis : son Tumblr regorge de casse-têtes, schémas, logos, blasons et autres diagrammes. Les jeux d’esprit s’appliquent de la même manière aux images et au verbe.

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Hantologie est un pêle-mêle de textes d’une centaine de pages où les considérations philosophiques et spirituelles sont, entre autres, un moyen d’envisager son identité au prisme de la « confrontation de l’histoire individuelle et de l’histoire collective »[1]. Ce recueil est un ovni qui offre un accès à cette « nébuleuse faite de récits et d’incantations », support expérimental où poésie et fiction côtoient l’observation rigoureuse du monde dans une variation de tons aux virages serrés, véritable plongée dans les rouages de sa pensée intime : élucubrations loufoques et réflexions sérieuses tissent un raisonnement sinueux, dont la problématique et/ou résolution réside au cœur de ce double mouvement : « la possibilité de l’émancipation et le devoir de continuité »[2]. Paradoxe insoluble ?

Comme l’ajout du « H » l’indique, les fantômes hantent notre réalité intérieure : la mémoire. Les Cave studies sont ces limbes, lieux suspendus dans des états altérés de la conscience, rêve ou voyage hypnotique : sons étranges et éléments animés, végétaux, animaux, phénomènes atmosphériques ; milieux aquatiques, tropicaux, banquise, forment un no man’s land aux architectures tronquées en parcelles flottantes, décor d’une traversée de nos oublis et reconstitutions chimériques. Les références esthétiques se mêlent, entre cinéma de science-fiction, techniques de modélisations appliquées au design, jeux vidéo immersifs, caméra subjective et voix omnisciente font de cet espace synthétique l’antichambre de notre cerveau et de ses mécanismes narratifs brumeux.

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Entre réalité augmentée et rêves lucides, les outils numériques offrent à Tayeb Bayri la possibilité de construire un pont entre le réel et l’imaginaire. Son œuvre, fruit d’une insatiable émulation, est une stratification d’interfaces qui invitent à l’errance. Derrière le brouillard et les pseudos se cache l’intensité d’une présence à la pensée précise, sensible et un regard aiguisé sur le monde par l’épreuve effrénée du doute face aux croyances dont le détournement et la dérision sont les leviers incontournables. Autant d’ingrédients de ce dédale où il est délicieux de se laisser aller à « cliquer comme tout le monde »[3].


[1] Extrait d’Hantologie

[2] Ibid

[3] Extrait de son projet « attendre demain sans faute »


⇒ Découvrir le site internet de Tayeb Bayri et son projet TTTTTTT

⇒ Découvrir la revue LECHASSIS en ligne

Revue LECHASSIS #6 - Rubrique Perspective - Printemps / Été 2019

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