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LES EMBUSCADES DE FLORENCES JUNG - PORTRAIT D'ARTISTE / 2017

L’énoncé d’un scénario : voici tout ce qu’il reste des œuvres de Florence Jung. L’espace mental d’une reconstitution s’échafaude en acte de résistance face à la fixation de ce qui a eu lieu, mais aussi face à sa dissolution. Dissolution que l’artiste accueille comme la possibilité de l’œuvre, à l’image de cette boîte en bois actuellement en cours de désagrégement quelque part sur un toit de San Jose au Costa-Rica. L’artiste n’a jamais dévoilé son emplacement, seulement qu’elle contenait l’intégralité des exemplaires de Don Quichotte disponibles dans tout le pays (Jung46, 2016).

Contrairement aux artistes qui collectent les traces, Florence Jung les évite ou les efface. De ses œuvre, il ne doit rien rester de tangible, ni image, ni objet ; seuls les souvenirs et les récits des personnes présentes ont droit de cité une fois que l’action est advenue. L’œuvre n’est jamais pensée selon une forme définitive puisque chaque récit est une nouvelle activation qui en modifie les contours.

Il s’est passé quelque chose ?

Florence Jung utilise la fiction comme moyen d’enrayer le réel. C’est le plus souvent un système qu’il s’agit alors de décrypter. S’il n’est pas directement question d’idéologie, l’acte est toujours politique au sens où il désigne et donc révèle. Il permet un pas de côté, l’adoption d’un point de vue méta systémique. En 2015, l’exposition monographique qu’elle réalise en réponse à l’invitation du centre d’art Circuit de Lausanne consiste à engager un designer pour concevoir une vitrine luxueuse accueillant trois contrefaçons chinoises de sacs Louis Vuitton. Les collectionneurs peuvent ainsi acheter ces faux au prix des vrais : Florence Jung s’infiltre au cœur de l’acte d’achat, la différence entre le coût réel de l’objet et son prix correspond à la valeur de son geste : ce que le collectionneur acquière ce n’est ni la qualité ni l’image d’une marque, mais l’objet d’un acte créatif ouvertement critique à l’égard des conflits d’intérêts qui existent dans le circuit de l’art. Ici, l’art contemporain sert de point d’entrée pour questionner la notion de valeur, ouvrant dans une perspective plus large sur les enjeux marchands et financiers.

Comme l’étiquetage de pièces à conviction, les titres des œuvres de Florence Jung sont presque systématiquement composés de l’ajout d’un numéro à son nom. Ici le titre ne sert pas d’indice, le numéro de série intervient comme une couche supplémentaire dans ce jeu de dissimulations, il occulte la singularité de l’œuvre pour en faire l’élément de déclinaison d’un même produit, d’un même geste, d’un même principe. Les œuvres sont des espaces-temps, des expériences performatives où l’action crée une distorsion, une faille, une respiration. Elles opèrent en deux étapes, il y a le temps de l’action et celui des récits. L’histoire racontée par les spectateurs est à recroiser avec celle de l’artiste, car c’est l’ensemble de ces points de vue qui permet d’embrasser la portée de l’œuvre.

Parfois, l’œuvre passe inaperçu, elle peut même ne pas être perceptible par les spectateurs, comme lorsque Florence Jung emploie un figurant pour faire le spectateur : il entre, visite et sort et joue son rôle en boucle sans que rien ne le distingue des autres (Jung40, 2015).

L’œuvre est action. L’œuvre est récit de l’action. L’œuvre est opération.

Opération, au sens où il est question de disséquer un système. Opération au sens où pourrait également l’entendre un commando : celui d’un mouvement coordonné vers un objectif dissimulé. Une fois l’opération terminée, tous les éléments de l’enquête sont réunis : l’acte, s’il n’est pas criminel, est toujours un brin séditieux. Les protagonistes, consentants ou pas, deviennent les personnages des scénarios : complices, victimes ou témoins, chacun joue un rôle bien précis. Florence Jung transcrit dans le champ de l’art ce qui dans la société apparaît au registre des crimes et délits : trafic d’influence et diffamation dans Jung13, usage de faux et contrefaçon dans Jung34, Jung36 et Jung44, maltraitance (voire esclavage) dans Jung32, vente illégale dans Jung33 ou encore kidnapping dans Jung & Scheidegger.

Ne vous inquiétez pas, tout va bien se passer – Récits

Florence Jung opère dans l’ombre, elle n’est d’ailleurs pas présente sur le lieu où s’accomplit l’œuvre – et quand elle est sur place, c’est retranchée dans une planque qu’elle a préalablement repérée. Une fois les consignes transmises, l’œuvre est accomplie par d’autres : performeurs, civils ou organisateurs. Le sort qu’elle réserve aux commissaires d’exposition qui l’invitent n’est pas toujours enviable, à l’image de Sophie Lapalu, tenue de marcher avec un caillou dans sa chaussure pendant le festival de l’Inattention qu’elle organise à Paris chez Glassbox en 2016. Elle a pour consigne de ne révéler le principe de la performance qu’aux spectateurs qui se rendent compte de sa douleur, ou qui perçoivent simplement qu’elle a une démarche inhabituelle et qui lui en font part. Comme tout individu qui s’approche un peu trop près d’elle, le critique d’art doit faire face à un conflit de loyauté, puisqu’à des descriptions subjectives il est contraint de troquer celles qui lui ont été transmises. De fait, il devient à son tour colporteur et donc complice. En voici un échantillon.

Jung13 – ZHdK, Zurich, 2012

Pour son diplôme, Florence Jung renonce à la parcelle que l’organisation lui propose d’investir. Alors que tous les étudiants présentent leurs travaux de fin d’étude aux jurys, collectionneurs et galeristes réunis dans un salon, Florence Jung recrute deux comédiennes qu’elle initie aux codes des événements d’art contemporain (langage, costumes et attitude) et leur demande de parcourir séparément les différents stands affublées des signes reconnaissables qu’arborent immanquablement les personnes influentes du réseau. Elles doivent discuter avec les visiteurs, l’une affirmant systématiquement qu’elle aime et l’autre qu’elle n’aime pas, quelle que soit l’œuvre dont il est question. Toutes deux improvisent en permanence leurs argumentaires au fur et à mesure des interactions.

Jung & Scheidegger - 22 rue Muller, Paris, 2014

Florence Jung et Sandino Scheidegger veulent recruter une femme, une hôtesse qui accueillera les visiteurs et jouera un rôle central dans cette performance, dont le but est de prendre les spectateurs au piège de leurs propres croyances et contradictions. Le hasard provoque la rencontre d’une comédienne qui exerce aussi en qualité de dominatrice. Cette compétence d’autorité naturelle tombe à pic pour le jeu psychologique qu’il est question de mettre en œuvre.

Les visiteurs sont ainsi accueillis par cette femme qui leur demande aimablement, mais fermement, de se plier au protocole. Ils commencent par remplir un questionnaire dans lequel ils doivent évaluer leur degré de courage, leur goût de l’aventure et de l’imprévu. L’atmosphère de mystère, l’excitation palpable et le cadre sécurisé de la galerie d’art influent sur les spectateurs qui, dans ce contexte a priori sans grand risque, aiment se croire plus téméraires que frileux.

Les plus confiants d’entre eux sont alors invités à embarquer à bord de deux grands vans noirs aux verres fumés. Ils sont seuls avec un chauffeur qui ne dit mot et les embarque vers une destination inconnue. L’amusement laisse place au silence lorsqu’ils s’engagent sur l’autoroute de l’est. Ils conduisent pendant plusieurs heures, les visiteurs n’ayant pour seuls indices que les panneaux pour suivre l’avancée du périple, voyant la distance qui les sépare de Paris atteindre plusieurs centaines de kilomètres. Ils seront finalement contraints de passer la nuit dans une grange, à l’écart d’un village perdu en pleine campagne et reconduits à Paris le lendemain matin sans aucune autre explication.

Le plus étonnant de cette histoire est que, mis à part un fuyard qui parviendra à se faire rapatrier et qui lui demandera le remboursement de son billet de train, Florence Jung n’a jamais eu aucun retour des 19 autres personnes qui furent l’objet de ce kidnapping nocturne.

Jung 49 – Jerusalem Contemporary Art Festival – 2016

En Europe, et en France plus particulièrement, les philosophes participent dans une large mesure aux débats politiques qui animent l’actualité. La pensée théorique des analystes et des spécialistes est omniprésente dans les médias et influence l’opinion publique.

Quand Florence Jung accepte cette invitation et commence ses recherches sur l’histoire de Jérusalem, dont elle n’a qu’une connaissance rudimentaire, il est très surprenant pour elle de constater que le statut des philosophes y est bien plus marginal : l’influence politique qu’ils exercent est pour ainsi dire nulle. Elle lance alors un appel aux philosophes de Jérusalem qui seront invités pendant sa période de résidence à se mettre dans la peau d’espions. Florence Jung sera très surprise par le nombre de philosophes qui répondent à son appel. Cette mobilisation massive semble être à l’image de leurs besoins d’implication et de reconnaissance. Suit alors un important travail de sélection, pour ne pas dire de recrutement. Elle décide de composer un panel hétéroclite, où un maximum de courants de pensées sont représentés. Elle crée ainsi la première « division des philosophes », dont elle va proposer la collaboration au service de sécurité intérieur israélien : le Shabak. Chaque jour, les philosophes investis de leur rôle d’agent secret sont répartis par quartiers, qu’ils doivent infiltrer au mieux dans le but d’observer l’activité des populations. Chaque jour ils rédigent un rapport qu’ils transmettent à Florence Jung. Chaque jour Florence Jung envoie ce rapport à l’adresse spéciale délation indiquée sur le site internet du Shabak.

Jamais le Shabak n’a communiqué en retour avec elle, mais sachant que le service de renseignements d’Israël est le plus sophistiqué au monde, notamment en terme de stockage de données (il est réputé pour sa capacité à tout absorber et archiver), il y a fort peu de chance que ces rapports aient été détruits. Ils ont donc très probablement été traités, au même titre que d’autres informations. Ce qui, en terme de considération, fait basculer leur statut du fictionnel à la réalité.

Florence Jung conçoit ses œuvres en réponse à chaque invitation, élaborant ses propositions en cherchant à se loger juste dans l’angle mort. Pour le reste, comme dans tout récit confiné à l’oralité, il est surtout question de crédit : quand la réalité est infiltrée par la fiction, difficile de démêler le vrai du faux. Réflexion faite et compte tenu de la nature de cette œuvre, l’événement doit-il impérativement avoir lieu pour que l’œuvre opère ? De la même manière, la plupart des lanceurs de rumeurs finissent par en devenir eux-mêmes l’objet. Florence Jung ne déroge pas à la règle : certains pensent qu’elle serait la couverture d’un collectif, d’autres, tout simplement qu’elle n’existe pas. Et finalement, quelle importance ?


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Revue LECHASSIS #2 - Rubrique Perspective - Printemps / Été 2017

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